Récit, récit, calme-toi.
Arrête de galoper.
Rien qu'un instant.
Le temps que les doigts de mon avocat se reposent. Le pauvre, il n'a pas le beau rôle. Parfois je surprends sur son visage de pâles sourires. Sans doute doit-il penser à ses confrères occupés à des affaires autrement plus glorieuses et rémunératrices : des fusions-acquisitions, des contrats de prospection pétrolière… Au lieu de quoi, avec Marguerite, il est cantonné au rôle de scribe. Il écoute avec une attention surprenante pour un Blanc, je dois dire, il prend note et me corrige, il tente de me canaliser, tâche désespérée, ô combien.
— Je ne vous accable pas trop, maître Benoît ?
— Continuez, s'il vous plaît, madame Bâ. Vous m'apprenez… (Me croirez-vous si je vous affirme qu'il rougit ? )Vous m'apprenez l'Afrique !
Il me regarde d'un drôle d'air, cinquante pour cent timide, cinquante pour cent protecteur. On dirait qu'il a envie de me prendre dans ses bras. Alors que, menu comme il est, et large, abondante comme je suis, il se perdrait facilement entre mes seins. Quelle chance d'être tombée sur lui ! Je dois me montrer plus gentille, lui offrir, à vous aussi, d'ailleurs, des récréations.
Monsieur le Président, maître Fabiani, pour vous reposer tous les deux quelques instants (après tout, il n'y a pas que le 13-0021 dans la vie ! ), je vais vous présenter quelqu'un de rare : un chauffeur de taxi, patron après Dieu d'une Renault 12 défoncée mais vaillante, ô combien. Tellement vaillante qu'à la voir avancer, bringuebalante dans nos rues éventrées, avancer toujours quoi qu'il arrive, que le ciel brûle ou pleuve, avancer malgré les obstacles et son extrême fatigue, je me demandais chaque fois si cette voiture n'était pas une réincarnation de femme africaine.
Monsieur le Président,
Je sais de source sûre que tous vos prédécesseurs ont eu recours à des voyants, des voyantes. Quoi de plus normal, étant donné les charges qui pèsent sur vos épaules et la meute de devinettes géantes qui vous assaillent chaque jour de la semaine ? Faut-il déclarer la guerre à l'Irak ? Dois-je agrandir l'Europe ? Etc.
Je vous plains !
Si, d'aventure, vous avez besoin d'un homme de vraie sagesse, ami des vérités secrètes, prenez contact avec moi. Il va sans dire que ma discrétion sera totale. Un billet d'avion, un visa. Et le lendemain, vous avez près de vous quelqu'un qui connaît le fond de la vie. Qui ne s'impose pas. Qui ne demande rien. Qui dépose seulement de temps à autre sur votre bureau légendaire (celui du général de Gaulle, n'est-ce pas ? )un petit carton, une maxime, une pensée, une devise. Semblable à celles qu'on trouvait jadis écrites sur des gâteaux secs, et dont la mode s'est perdue. Une telle merveille peut rendre d'inestimables services à un Président. Et aussi à un avocat.
Coumbel, le taxi-philosophe, faisait partie de la foule aussitôt accourue, flairant l'aubaine, dès que l'antenne du co-développement avait commencé de se déployer. Le premier soir, il avait garé son épave un peu plus loin, rue Magdebourg, à l'écart de la meute. Il était là quand je suis sortie, épuisée.
— Bien sûr, madame Bâ, tu vas avoir un vrai chauffeur, rien que pour toi, avec une climatisée, R25 ou Mercedes. Mais tes paquets, madame Bâ, tes provisions? Tu ne vas pas te laisser encombrer, quand même ? Tu ne vas pas risquer de tacher les sièges vrai cuir ? Madame Bâ, tu as forcément besoin d'un garde du corps diplômé karaté. Marguerite, tes huit enfants, tu n'auras pas toujours le temps de bien t'en occuper. Tu veux que j'aille les chercher à l'école, que je leur fasse réciter leurs leçons ?
Bref, il s'est vite montré indispensable. Un jour, je suis montée à ses côtés, à la place du mort.
— Tu me jures de rouler lentement ?
— J'aurais trop peur de tuer le seul espoir du Mali.
Une pancarte pendait, accrochée au rétroviseur, à laplace des éléphants en peluche ou images pieuses traditionnelles. Une phrase obscure se balançait devant mes yeux, une question : « La politique est-elle un art ? »
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Le sujet du baccalauréat, cette année.
— Tu t'intéresses à la philosophie ?
— Je veux qu'on réfléchisse dans ma voiture.
— Et ça marche ?
— Souvent. Je m'arrête sur le bas-côté. Et on parle, mon client et moi. Si ce problème ne t'intéresse pas, reviens demain. Je change de thème chaque jour.
Je vous fais un vrai cadeau, Monsieur le Président, et vous aussi Benoît. Ce n'est pas de gaieté de cœur que je me séparerais de Coumbel. Combien de fois, sans nécessité aucune de transport, pour le seul plaisir de discuter, ai-je arrêté la Renault 12 ? « Je suis tombé de cheval, ça tombe bien : je voulais descendre. » Alors, madame Bâ, il vous plaît, ce proverbe-là? Il paraît qu'il est italien. Ou cette phrase d'un Suisse nommé Bouvier. Il faut croire qu'il y a encore des bouviers en Suisse : « On dit : “Je fais un voyage.” Alors que c'est le voyage qui vous fait. Ou vous défait. »
— Mais où trouves-tu ces trésors ?
— J'ai mes sources.
L'une de ses pancartes, je crois qu'elle m'a sauvé la vie. Ce jour-là, brusquement, je m'étais arrêtée au milieu de la rue. À bout de forces. Mes enfants, un par un et tous ensemble, m'avaient tuée. Il était midi. Marguerite était vaincue. Incapable du moindre mouvement. Ni avancer ni reculer. Le soleil commençait de me dessécher. Les camions me frôlaient. Les chauffeurs m'insultaient. Hé, la géante, si tu veux te suicider, jette-toi dans le fleuve, ça fera moins de saleté ! Coumbel est arrivé au bon moment. Il a ouvert la portière.
— Monte, madame Bâ. J'ai justement quelque chose pour toi.
« La douleur conseille. »
Jusqu'à ma mort je garderai dans mon cœur ces trois mots.
— Vous avez compris, madame Bâ ? Elle ne guérit pas, elle ne sauve pas, la douleur, elle n'impose pas. Elle se contente de conseiller. La douleur est timide. Elle a l'obstination des timides.
— Merci, Coumbel !
Si, par hasard, je ne suis pas à Kayes le jour où vous en aurez besoin, vous n'avez qu'à demander à votre ambassadeur de se rendre en bordure du marché, intersection des rues J et 14, juste à côté de la station Total et du Centre d'étalement des naissances (fermé). C'est là que les taxis attendent, à l'ombre d'une rangée de rôniers. Votre envoyé ne pourra le manquer. Tous ses collègues palabrent. Lui lit. Il a trouvé un système, un petit ventilateur à piles. À la fois pour le rafraîchir et pour tourner les pages. Si la France se décide enfin à verser les crédits promis pour construire un vrai lycée à Kayes, je lui enverrai pour un stage de sagesse chacun des élèves de terminale.